Les bovins : entre agriculture et pastoralisme
Le dernier aurochs sauvage est tué en 1627 au cœur de la forêt de Jaktorow en Pologne. Ainsi s’éteint le dernier grand herbivore sauvage d’Europe, objet de culte et de respect depuis une nuit des temps qui se perd bien au-delà de Lascaux.
Cultures et grands espaces : le conflit
L’expansion de l’agriculture et la réduction des grandes forêts depuis le Moyen-Âge ont acculé les aurochs dans les derniers refuges, parfois aménagés par des hommes toujours fascinés par ces magnifiques quadrupèdes aussi grands que des bisons et aux cornes fabuleuses.
Quatre siècles et demi plus tard, les taureaux et les vaches évoquent, toujours aussi fièrement que le port de leurs cornes, la nostalgie des ultimes espaces sauvages d’Europe, comme en Camargue. Ailleurs, le mythe des grands espaces, ouverts au souffle de la liberté avec l’horizon pour seule limite, a emmené les grands troupeaux dans les savanes d’Afrique, puis dans les Amériques et en Australie. Mais ce sont les hommes qui les ont emmenés là.
La confrontation entre l’attachement à une terre cultivée et celui à la liberté des grands espaces, remonte aux débuts de l’agriculture. Deux économies, pourtant liées à une origine commune, se disputent, l’une, l’agriculture, venant empiéter sur les espaces vitaux de l’autre, le pastoralisme.
Ce conflit se retrouve d’ailleurs dans l’histoire d’Abel et Caïn. Tous les deux sont les fils d’Adam et Eve. Lors du jour terrible où ils viennent apporter leurs offrandes à Dieu, le premier, pasteur, offre un agneau, le second, agriculteur, présente les produits de son labeur.
C’est alors que Caïn croît que Dieu porte plus d’attention au sacrifice d’Abel, et il tue son frère.
Après le meurtre d’Abel par Caïn, nos mythologies restent marquées par l’attachement à des terres cultivées auxquelles s’opposent les terres ouvertes, aux horizons sans fin.
Depuis Abel jusqu’aux gauchos et autres cow-boys, c’est le mythe de l’homme dégagé des contraintes sociales qui reste suspendu au mouvement balancé des cornes partant vers de nouvelles terres.
Les premiers bovins domestiqués
L’alliance entre l’homme et le bœuf commence au Néolithique, il y a 10.000 ans. Les hommes ont adopté deux stratégies de domestication. Au Proche-Orient, là où s’installent les premiers producteurs de céréales, apparaissent les premiers bovins domestiqués.
Ces hommes sont sédentaires et invitent ces magnifiques bovins à partager l’enceinte des villages. Une part de leur labeur sert à nourrir les bœufs vénérés dans des cultes placés sous le signe du taureau. Plus loin et bien plus tard, dans des espaces plus ouverts, d’autres hommes se lancent dans une autre aventure, celle du pastoralisme.
Cette économie de subsistance exige de grands espaces encore libres de toute agriculture. A observer les derniers peuples pastoraux actuels, on peut penser que ces hommes ont emboîté le pas aux troupeaux. Mais cette histoire est toute autre. Les aurochs sont originaires de l’Inde, berceau sacré de Bos primigenius : le bœuf premier.
Depuis 20.000 ans, ils migrent vers l’ouest jusqu’à occuper toute l’Asie occidentale et l’Europe sous la latitude de 60° nord, et l’Afrique du Nord.
Les aurochs abondent dans les milieux forestiers qui entourent la Méditerranée. Leurs cousins les bisons sont aussi du voyage, mais préfèrent des espaces plus ouverts.
Il semble qu’il y a eu au moins deux vagues de Bos primigenius. La première amène des animaux très impressionnants, près de 2 mètres au garrot. Ceux de la deuxième vague sont plus graciles, mais néanmoins plus corpulents que les bœufs domestiqués qui en dérivent. Leur taille ne cesse de régresser alors que les temps glaciaires s’estompent.
Les paysages se couvrent d’immenses forêts près desquelles vivent des hardes d’aurochs. Ils abondent dans les prairies en bordure des cours d’eau, dans les pâturages en lisière de forêts et au pied des massifs forestiers. Les derniers aurochs survivent dans des refuges forestiers de la Lituanie et de la Pologne jusqu’à ce que l’expansion agricole vienne les débusquer et les éliminer.
Les agriculteurs sédentaires et producteurs de plantes ont domestiqué les bovins en les maintenant dans des environnements proches de leurs habitats naturels. Les vaches et les bœufs de nos campagnes, et surtout des régions montagneuses, paissent dans des prairies jamais très éloignées des arbres.
Certaines traditions pratiquent des transhumances saisonnières qui consistent à emmener les troupeaux dans les pâtures d’alpage. Le lait est transformé en fromage, comme dans l’Aubrac ou le Cantal. Le retour des troupeaux à la fin de l’été est l’objet de grandes fêtes, comme dans les cantons suisses. Les hommes et les troupeaux ne sont jamais très loin des villages.
Les pasteurs africains
Il en va tout autrement du pastoralisme dans les grandes plaines. Les hommes n’ont pas suivi les troupeaux, ils les y ont poussé. Les plus anciens pasteurs apparaissent en Afrique du Nord, là où vivent des aurochs sauvages depuis des millénaires. Le Sahara s’offre comme une immense savane herbeuse, émaillée d’arbres et d’arbustes.
C’est là que des hommes ont commencé à sélectionner des races de bœufs capables de vivre dans ce type d’habitat. Ce sont probablement ces mêmes hommes qui ont laissé les magnifiques peintures du Sahara. Elles livrent de nombreuses scènes de vie pastorale mais aussi de chasses ou de danses dédiées aux bovins. Cette nouvelle conquête des savanes africaines débute vers 5.000 ans avant J.C., bien après la domestication entamée au pieds des Monts Taurus au Proche-Orient.
De cette aventure émergent de grandes civilisations comme celles des Peuls d’Afrique de l’Ouest. La richesse se mesure à la grandeur des troupeaux. Cependant, tous ces peuples restent sédentaires et s’organisent autour de grands villages et des cités dont les noms ont fait rêver tous les explorateurs venus d’Europe.
Une grande partie de leur subsistance provient de la culture du mil et d’autres plantes domestiquées. La grande aventure pastorale s’ouvre dans les savanes d’Afrique de l’Est. Elle commence tardivement. Probablement en raison de l’absence de plante domestiquée adaptée aux environnements plus ouverts. Un tel processus exige beaucoup de temps.
Alors, c’est en emmenant des troupeaux dans les grandes savanes que les premiers pasteurs ont inventé une nouvelle économie. Mais d’autres obstacles attendent hommes et bêtes. Il a fallu pour cela que les troupeaux et leurs pasteurs contournent l’immense partie de l’Afrique centrale infestée par la terrible mouche tsé-tsé.
Les premiers peuples pastoraux d’Ethiopie, du Kenya et du nord de la Tanzanie, sont connus par de rares vestiges archéologiques. Ils apparaissent vers 2.500 ans avant J.C.
Pendant plus de 3.000 ans, l’économie de subsistance de ces néolithiques pastoraux repose encore sur la chasse et la collecte de plantes sauvages. Les espèces domestiquées venues du nord – bœuf, mouton, chèvre – ne constituent qu’un appoint. Si ces hommes suivaient leurs troupeaux comme le font les derniers grands pasteurs actuels, alors on ne peut espérer trouver beaucoup de vestiges.
La vache chez les Massaïs
L’histoire des véritables peuples pasteurs est mieux connue depuis l’âge du fer. Les ancêtres des Massaïs actuels arrivent en Afrique de l’Est à l’âge du fer vers 700 ans après J.C., et leur économie repose sur les bovins. Ils sont les fondateurs de la civilisation de la lance.
Les Massaïs ont pour seule richesse leurs troupeaux de bovins. Ils se nourrissent du lait des vaches et boivent du sang prélevé à l’aide d’une petite incision de la veine jugulaire. Le mélange de lait et de sang constitue leur principale source de nourriture.
C’est la seule nourriture ingérée par les guerriers. Ce n’est que lors des grandes cérémonies qu’un animal est sacrifié et consommé collectivement. Toutes les croyances et les représentations du monde des Massaïs interpellent la vache. Ils croient avec la plus belle des convictions que toutes les vaches sur la terre ont été créées pour eux. Par conséquent, toutes les vaches de la terre leur appartiennent ; de là des conflits incessants avec leurs voisins.
Les Massaïs sont des guerriers qui ne trouvent plus assez d’espace pour perpétuer leur vie traditionnelle. Ils sont aussi les derniers grands pasteurs traditionnels, avec leurs troupeaux comme seul lien à la terre. Aujourd’hui, leur liberté est menacée par l’expansion de l’agriculture. Une fois de plus, ce n’est pas Abel qui vient empiéter chez Caïn, mais l’inverse.
L’élevage bovin dans l’histoire récente
Dans notre histoire récente, des hommes arrivés dans les nouveaux mondes ont opté pour la vie dans les grandes plaines avec l’horizon pour seule frontière. De simples vachers aux mœurs rudes se sont mués en apôtres de la liberté. Les poor lonesome cow-boys, comme les rudes gauchos, deviennent les ermites d’un autre âge envié, avec pour seule vocation de protéger les troupeaux.
Mais eux aussi finissent par être rattrapés par les clôtures sur la prairie. Seules les régions montagneuses et hostiles à l’efficacité des moissonneuses abritent des bovins laissés à leur aise. Les voici chassés des grandes plaines par des hommes, alors que d’autres hommes les avaient entraînés là. Ainsi se répète la dualité d’une relation entre l’homme et le bœuf avec la liberté pour enjeu. Elle ne cesse d’emprunter les contours des forêts et des prairies. Il en est ainsi depuis que l’homme a quitté le monde des arbres et a rencontré les bovins
Auteur : Pascal PICQ
Source : la-Viande.fr, Les bovins : entre agriculture et pastoralisme